La création d'une star

Après avoir séduit le Québec en l'espace de quelques années, c'est la planète que Julie Masse veut conquérir aujourd'hui. Voici pour la première fois, expliquée dans ses moindres détails, la "recette" qui fera d'elle une superstar.

Les Britanniques comparent déjà Céline Dion à Édith Piaf, tandis que, des milliers de kilomètres plus loin, dans les discothèques de Los Angeles, les jeunes dansent sur ses tubes. Roch Voisine, de son côté, a depuis belle lurette la tour Eifel à ses pieds, et voici que sa chanson I'll always be there est devenue un must dans les mariages canadiens-anglais! Morale de l'histoire: le mariage de raison entre le talent québécois et la langue de Shakespeare est une heureuse combinaison.

Julie Masse et son agent, Serge Brouillette, l'ont compris. Avec son premier album anglophone, Circle of One, lancé à Montréal le 13 octobre dernier, la Longueuilloise d'origine et toute son équipe se lancent maintenant à la conquête du monde. New York, Tokyo, Londres: gare au "Masse Appeal", comme l'annonce leur slogan publicitaire!

Or, Circle of One fait son petit bonhomme de chemin puisqu'il est déjà disque d'or. C'est dire que le Canada anglais chavire peu à peu sous les charmes de la talentueuse et sexy blonde aux yeux bleus. Pendant ce temps, Brouillette et cie peaufinent le plan d'attaque pour le marché américain et... le reste du monde. L'été dernier, des représentants d'une compagnie japonaise sont venus la rencontrer à Morin-Heights pendant l'enregistrement de son album. Depuis, le quartier général de l'empire Masse correspond régulièrement avec le pays du Soleil levant. Tout, quoi, laisse présager un succès de... "Masse".

Mais comment cette jolie princesse québécoise pure laine s'y prend-elle pour réussir là où tant d'autres ont échoué? Comment parvient-elle à obtenir une reconnaissance hors des frontières du Québec? 7 JOURS fait le point.

LA RENCONTRE QUI CHANGEA TOUT

C'est un beau soir de 1987, à Laval, que Julie Masse rencontre celui qui va changer sa vie. Serge Brouillette raconte: "Ce soir-là, le groupe Fairlight donnait un spectacle à Laval. À un moment donné, pendant la soirée, je me suis penché vers celui qui m'accompagnait et je lui ai dit: "Regarde la fille en arrière, elle a tout pour devenir une star!" Il pensait que je parlais de la chanteuse, alors je lui ai dit: "Non, non, pas elle, la blonde en arrière, la choriste." Il s'agissait évidemment de Julie. À la fin du spectacle, je suis allé la voir et je lui ai dit que, si jamais elle voulait enregistrer un disque, je serais très intéressé à m'en occuper. Mais ce soir-là, elle ne m'a pas vraiment pris au sérieux. Des mois ont passé, je suis revenu à la charge, et c'est alors qu'elle s'est dit: "Pourquoi pas? Je n'ai rien à perdre."

C'est par sa fougue, son enthousiasme et sa détermination que l'ancien disc-jockey et l'ancien propriétaire de magasins de disques a su convaincre Julie Masse: c'est dire à quel point il croyait au talent de l'adolescente de 17 ans! Un ange, tombé de Longueuil, avait croisé sa route.

Patiemment, il fait le tour des compagnies de disques, mais aucune ne se montre réceptive. Qu'à cela ne tienne, Serge Brouillette décide de créer sa propre étiquette: Les Disques Victoire. Parallèlement, il contacte Manuel Tadros, une vieille connaissance, pour l'écriture des premières chansons. Or, c'est au cours de leur toute première rencontre que Manuel Tadros fait entendre à Julie et à Serge C'est zéro, cette ballade qui propulsera la jeune fille au rang de star.

Mais Julie Masse pouvait bien avoir l'étoffe d'une star, et la chanson C'est zéro, celle du succès, encore fallait-il que les Disques Victoire parviennent à faire connaître Julie Masse. C'est ici que Jamil Azzaoui entre en scène.

LE JEU DE CACHE-CACHE

Jamil Azzaoui, propriétaire des Promotions Jamil, est celui qui s'occupe de la promotion de Julie Masse depuis le début de sa carrière.

"Ma stratégie consiste à toujours travailler en fonction de la personnalité de l'artiste, explique-t-il. Je cherche à le montrer sous son vrai jour. Or; Julie est une fille simple, qui aime plaire. Elle est sexy, mais de façon naturelle. Elle n'est pas provocante. Par exemple, jamais on n'aurait montré Julie les seins nus, comme Madonna peut le faire. Ce n'est pas Julie. Elle ne boit pas, elle ne fume pas, elle n'a pas de problèmes. Elle est saine, en santé, sportive. Et elle est comme ça, ce n'est pas une image fabriquée. Alors, voilà ce qu'on a montré."

Jamil rappelle par ailleurs que la chanson C'est zéro n'a pas du tout été un succès instantané. "Normalement, une chanson met de trois à six semaines avant d'entrer au palmarès, raconte-t-il. C'est zéro en a mis douze. C'est ce qu'on appelle dans le milieu un sleeper, expression qu'on pourrait traduire par 'dormeur'. C'est-à-dire que c'est le type de chanson qui te tombe dans l'oreille, puis, plus tu l'entends, plus tu l'aimes. C'est zéro est peut-être le genre de titre qu'on apprend à aimer avec le temps, mais il faut dire que la stratégie de jouer à cache-cache avec la visibilité de Julie - stratégie adoptée dès le début par Serge Brouillette et appliquée par la suite par Jamil et Mario Lefebvre, des Distributions Sélect - y a sûrement été pour quelque chose.

"Nous avons lancé le simple C'est zéro au mois de mars 1990, explique Serge Brouillette, et nous avions convenu que Julie ne participerait à aucune émission de télévision avant la sortie de l'album. Nous avons même attendu très longtemps avant de sortir le vidéo accompagnant C'est zéro, soit deux mois. Je voulais piquer la curiosité des gens, jouer sur l'effet de surprise. D'ailleurs, avant que le vidéo sorte, plusieurs personnes pensaient que celle qui interprétait la chanson était française!"

Ce jeu de cache-cache avec les médias, Serge Brouillette le répétera d'ailleurs par la suite - huit, neuf ou dix mois avant la sortie de chacun des deux autres albums de Julie Masse. Non plus maintenant pour tabler sur le mystère, mais plutôt pour éviter la "surexposition" de son artiste.

Bien entendu, cela se fait tout en cherchant à ne pas passer à côté d'occasions en or, comme l'interprétation du fameux medley du Gala de l'ADISQ, un tremplin de plus en plus convoité par les agents d'artistes. "En général, les gens ne se souviennent pas des gagnants du Gala, d'expliquer Serge Brouillette. Par contre, ils se rappellent le nom de l'interprète du medley. Une vitrine exceptionnelle, donc, qu'il a pu offrir à Julie Masse suite à la sortie de son premier album éponyme, en août 1990, et qu'il a obtenue cette année encore pour son autre poulain, Sylvain Cossette. Or, depuis sa prestation, Sylvain Cossette n'en finit plus d'être sollicité pour des entrevues, et les ventes de son album sont à la hausse.

LE SECRET DU SUCCÈS

Jusqu'à aujourd'hui, plus de 200 000 copies du premier album de Julie Masse ont été vendues. À contre jour, son deuxième album, lancé en 1992, s'est écoulé à plus de 125 000 exemplaires. Comment Serge Brouillette explique-t-il son succès? "Je me suis toujours laissé guider par mon flair, explique-t-il. Par ailleurs, mes frais généraux sont très peu élevés. Par exemple, au lieu de payer le gros prix pour un bureau au centre-ville, j'ai aménagé le bureau des Disques Victoire dans le sous-sol de ma maison et je n'ai qu'un seul salaire à assurer, celui de ma soeur Isabelle qui, dés le début, est devenue mon bras droit. En tournée, j'ai peut-être 25 personnes à payer, mais quand nous sommes en production, en studio, par exemple, je n'ai pas besoin de tout ce beau monde-là. Je fais appel a des pigistes selon les besoins. Aussi, même si je prends bien soin de tout superviser, je délègue beaucoup. Voilà une de mes bonnes forces."

En septembre 1991, il déléguera d'ailleurs tout le volet production de la locomotive Julie Masse à l'institution par excellence de l'industrie canadienne du spectacle, Donald K. Donald. Une association qui s'avérera on ne peut plus précieuse, le temps venu de courtiser le marché anglophone. "Je me suis associé avec DKD une fois que Julie a eu vendu 150 000 copies de son premier album, raconte Serge Brouillette. J'avais besoin d'une telle machine derrière moi pour prendre de l'expansion. DKD connaît plein de monde et il a des associés dans toutes les provinces."

"Déjà à l'époque, raconte Lloyd Brault, directeur des opérations chez DKD, Serge avait manifesté le désir d'être mis en contact avec les différents intervenants de l'industrie canadienne-anglaise de la chanson."

"À l'époque où nous avons signé, je crois que Julie Masse n'envisageait pas d'entreprendre une carrière au sein du marché anglophone, rappelle Donald Tarlton de DKD. Elle voulait cependant exploiter la scène francophone au maximum. Mais déjà, je leur avais dit que si elle tenait un jour à vraiment s'imposer sur la scène internationale, elle devait enregistrer un album en anglais. Quand on connaît Julie, on ne peut pas faire autrement que de l'aimer. Elle est attachante, elle a beaucoup de charisme et elle possède un talent énorme pour ce qui est de devenir une superstar de la scène internationale. Elle représente pour moi la femme québécoise par excellence. Elle est intelligente, exceptionnellement sexy et elle n'a pas peur de mettre ce côté d'elle en valeur. Nous travaillions déjà avec Céline Dion sur la scène locale et internationale et, en tant que compagnie, nous nous étions découvert un nouveau créneau, un nouveau rôle sur le marché international : celui d'ouvrir des portes aux artistes québécois sur la scène mondiale."

LA RENCONTRE AVEC COREY HART

Julie Masse et Serge Brouillette allaient faire une autre rencontre décisive à l'occasion de la remise des Juno, les "Félix canadiens", en mars 1993. Cette année-là, Julie Masse se retrouvait elle-même en nomination dans la catégorie Most Promising Female Vocalist "Les Juno ont vraiment précipité l'aventure anglophone, affirme Mario Lefebvre des Distributions Sélect. Au cours du mois précédant le gala, toujours de concert avec Serge, nous avions entrepris une campagne de positionnement d'artiste."

Or, au cours de la soirée, Julie Masse allait non seulement remporter le Juno de sa catégorie, mais elle allait aussi rencontrer Corey Hart, "C'est moi qui ai présenté Corey Hart à Julie et à Serge, raconte Mario Lefebvre. De fil en aiguille, Julie avait par ailleurs été appelée à remplacer quelqu'un au pied levé pour présenter un trophée. Fruit du hasard, son compagnon de présentation devait être justement Corey."

"J'ai dit à Corey que Julie envisageait d'enregistrer éventuellement un album an anglais, raconte Serge Brouillette, et je lui ai demandé s'il serait intéressé à écrire des chansons pour Julie. On s'est laissés sans prendre d'engagement. Cinq mois plus tard, il me téléphone: Il avait déjà écrit One More Moment. Après, Love Is All I'm Looking for a suivi."

En tout et pour tout, Corey Hart écrira cinq des chansons que l'on retrouve sur l'album Circle Of One, lancé en octobre dernier, et il assurera les arrangements et la réalisation de Devious Nature et Letting Go. Michel Corriveau fera les arrangements et la réalisation de trois autres titres.

Circle Of One est, on s'en doute, une grosse aventure, une aventure d'un demi-million de dollars, en fait, incluant l'actuelle tournée de promotion qu'effectue Julie à travers le Canada (40 000$) et la production de deux vidéoclips (environ 50 000$ chacun), "J'aurais pu décider de faire un autre album an français, affirme Serge Brouillette. Nous en aurions vendu 130 000 copies, Julie aurait donné 125 spectacles à travers la province en 1995, elle aurait gagné deux Félix au Gala de l'ADISO et tout le monde aurait été content. Mais je veux que ma compagnie prenne de l'expansion, au même titre que Bombardier veut faire des wagons de métro pour le Japon. Si l'on me demande un jour d'enregistrer un album en espagnol, peut-être, pourquoi pas?"

DES JOURNÉES DE 16 HEURES

Pour l'aventure anglophone, Serge Brouillette a créé l'étiquette Surge Records. Quant à Julie, elle a suivi des cours intensifs d'anglais, afin de pouvoir faire face aux exigences de la promotion sur la scène canadienne-anglaise avec le plus de naturel possible.

Julie participe à toutes les émissions de télé possibles et elle ratisse toutes les stations de radio, comme elle l'a fait ici avant de s'envoler. "Ses journées commencent à 7h 30 le matin et peuvent se terminer à 22 h le soir, précise Serge Brouillette. On peut peut-être prendre une heure pour le dîner, mais encore là, on travaille puisqu'on mange avec des représentants de l'industrie."

"Nous avons préparé une offensive concertée avec toutes les grandes chaînes de magasins d'un bout à l'autre du pays, explique Mario Lefebvre. Je suis moi-même allé présenter l'album à Toronto à plusieurs reprises, à l'occasion de toutes les foires des gros distributeurs (HMV, Sam, etc.). Nous avons fait des présentations partout et la réaction a été extraordinaire. J'avoue que nos objectifs sont effectivement assez élevés. Circle Of One est musicalement très compatible avec ce que les radios canadiennes-anglaises diffusent et il renferme à mon avis cinq ou six hits potentiels. Je m'attends à en vendra de 50 000 à 75 000 copies d'ici la fin de la présente campagne."

Ce n'est pas Jamil qui s'occupe de la promotion de l'album à l'extérieur du Québec, mais plutôt une Torontoise, Keely Kemp. "Mario Lefebvre joue un peu le rôle de coordonnateur entre nous, explique Jamil. Là-bas, ils véhiculent exactement la même image de Julie qu'ici. À l'heure actuelle, alors que je serais tenté de redoubler d'ardeur pour faire grimper le premier extrait au premier rang du palmarès québécois, on me demande de ralentir parce que nous voulons que la chanson monte parallèlement dans les deux marchés sensiblement en même temps. Sinon ici je devrai passer à la promotion d'un nouveau simple, extrait de l'album, bien avant le reste du Canada."

Lloyd Brault, de DKD, quitte pour le Japon en décembre, à l'occasion de la tournée de spectacles que Céline Dion y effectuera. "J'en profiterai pour tâter le terrain pour Julie Masse."

"Même avant la sortie de son album anglophone, Julie Massa a toujours été traitée comme une star à Toronto, à cause de son charisme, affirme Donald K. Donald. Pour les mêmes raisons, elle va avoir une carrière internationale très fructueuse. Elle chante avant tout des ballades avec son coeur, et son style n'est pas du type qui se démode rapidement. Il faut envisager sa carrière internationale à long terme: peut-être faudra-t-il attendre un ou deux autres albums anglophones, mais je suis convaincu qu'elle va percer à l'échelle mondiale."

Et l'offensive spectacles, c'est pour quand? "Je demande aux gens de patienter jusqu'en janvier, précise Serge Brouillette. À l'heure actuelle, il faut vendre l'album; 70% des ventes d'une compagnie de disques se font entre septembre et décembre."

Isabelle Brouillette précise que Serge et elle ne considèrent pas Julie Masse comme un simple produit. "Julie tout comme Sylvain Cossette sont avant tout deux êtres humains avec qui j'ai un plaisir énorme à travailler. On le fait avant tout parce qu'on aime ça et que nous avons une très belle complicité. Le jour où il n'y aura plus cette magie-là, j'arrêterai."

7 Jours, Vol 6 No 9, 7 janvier 1995