L'Acadie de son coeur a conquis le monde

Pour Match du Monde, la jeune chanteuse est retournée dans sa province natale, qui commémore la grande déportation de 1755. Une blessure toujours vive

Sur la côte est du Canada, la neige est encore là. Et le grand froid. Un climat vivifiant pour Natasha qui vient ici se ressourcer au moins deux fois par an, dès que son emploi du temps de star le lui permet. Elevée entre mer et montagne, elle se plaît dans les villes qui bougent mais son cœur est resté en Acadie. Notre petite cousine à la voix puissante - dans les grands espaces du Canada, on peut chanter à pleins poumons -, consacrée dès 2003 révélation aux Victoires de la musique, est la protégée de Pascal Obispo, complice artistique qui lui permet de donner toute la mesure de son talent. Pour elle, « L'instant d'après » est un grand moment de bonheur.

Au programme, batailles de boules de neige et promenades au bord des bois ou sur les plages encore gelées. La famille St-Pierfait partie des Brayons, ces Canadiens qui, par proximité géographique, auraient pu basculer côté Québec mais se sont encore plus profondément ancrés en Acadie. Natasha revendique l'héritage culturel de ce terroir qui lui a inculqué autant le goût de l'effort que celui de la nature et de la liberté. Eprise de son pays, Natasha St-Pier a l'intention d'acheter une maison à Moncton, la capitale de la province où elle a été si heureuse.

Elle nous ouvre son album de famille et le commente. De gauche à droite
"Mon premier piano, j'ai 2 ans; au même âge, avec Rosa, mon arrière-grand-mère paternelle; sur la plage à Bathurst, j'ai 1 an et demi, j'ai l'air grande pour mon âge, j'ai marché à 9 mois, mes parents pensaient que je serais une géante; à 6 ans, avec mon petit frère Jonathan; dans les bras de ma mère, je souffle mes 5 bougies; toute la petite famille: Marie et Mario, mes parents, Jonathan et moi, 8 ans."

Parlez-vous le St-Pier?

Quand on demande à Natasha une expression acadienne et qu’elle vous sort, avec un accent inimitable: “J’peux pas me douner mon bain, le bouchon est aoindu!”, ça surprend. “En Acadie, on ne “prend pas un bain” mais on “se donne un bain”. En bon français, cela donnerait: “Je ne peux pas prendre de bain, la bonde est cassée.” Le son “on” devient “un”, comme une “maisun” pour maison. Ce qui rappelle une anecdote croustillante à Natasha: “Un jour, à l’école, le professeur nous demande de nous mettre en “run”. Nous, on comprend en “rang” et l’on s’exécute. Mais il s’énerve: “Non, je vous demande de vous mettre en ‘run’!” En fait, c’était en “rond”. Mais moi je fais mal l’accent acadien...” Ça n’engage qu’elle! A la fin de son DVD, la chanteuse nous offre quelques expressions personnelles, souvent québécoises, qui valent le détour: patin de fantaisie pour patinage artistique; graffiner pour égratigner... Mais la palme d’or de la formule revient à la Vodkalise. “Avant d’entrée sur scène, je fais souvent des vodkalises: je bois d’un trait un petit verre de vodka pour me chauffer la voix. Et ça marche!”

“Lorsque j'explique d'où je viens et qu'on ne me comprend pas, je finis par dire: "Ce n'est pas grave, garde juste en tête que je ne suis pas québécoise!” Natasha St-Pier est fière de sa province natale, le Nouveau-Brunswick. Et le revendique. Ses débuts en France dans “Notre-Dame de Paris”, son admiration pour Céline Dion, ses multiples décolorations, sa collaboration artistique avec Pascal Obispo... on a tout dit sur la chanteuse de 24 ans. Même des énormités. La plus grosse, si l’on met de côté les fantasmes de la presse people qui lui prête fréquemment des pseudo-liaisons avec son pote Garou, concerne ses origines. Les Français pensent trop souvent que les chanteuses canadiennes sont québécoises. Erreur. Née à Bathurst, dans le nord-est, Natasha est acadienne. Et quand Match du Monde lui propose une interview pour parler de l'Acadie, elle accepte sans hésiter.

Jean taille basse, petit haut vert, baskets et cheveux tirés, séduisante, elle descend d'un van noir. Le temps de demander au serveur du restaurant “deux ou trois choses sucrées à grignoter”, elle lance, impatiente: “Depuis mes débuts en France, c'est la première fois qu'on me sollicite sur ce sujet...” Et précise: “Je n'ai pas de souche acadienne dans mon arbre généalogique. Mon père est d'origine irlandaise et italienne, ma mère, née dans le Nouveau-Brunswick, a des ancêtres américains. Mais l'Acadie est ce que j'ai toujours vu, connu. Je suis née et j'ai grandi là-bas. Je suis une Acadienne. A part entière.” Qu'elle soit en tournée, en promotion, en France ou à l'étranger, les couleurs et les odeurs de l'Acadie ne la quittent pas. “Etre acadien, c'est presque un état d'esprit. Quand je croise un des miens hors du Canada, c'est plus fort que moi, il faut que j'aille lui parler. J'ai vraiment l'impression qu'il peut comprendre ce que je ressens, de quoi je "m'ennuie". Si je dis à un Québécois: "Je m'ennuie de la mer", il ne va pas comprendre pourquoi!” Tellement amoureuse de ses terres que c'est à Moncton, naturellement, qu'elle s'apprête à acheter une maison. Cette petite ville, véritable porte-drapeau du tricolore frappé de l'étoile jaune que l'on voit fièrement flotter aux fenêtres de nombreuses habitations, est le coeur de l'Acadie contemporaine.

Pourquoi voulez-vous que je m'installe ailleurs? Je pourrais habiter au Québec, mais j'ai la même campagne au Nouveau-Brunswick. Avec la mer en plus...” Une maison que ses parents pourront facilement surveiller pendant ses mois d'absence puisque papa, directeur de prison, et maman, infirmière, vivent toujours à Bathurst. Rien n'a changé depuis le départ de l'aînée de la famille. Seuls les posters de ses idoles, alors punaisés aux murs de sa chambre d'adolescente, ont disparu. A l'époque, Natasha écoute, entre autres, le groupe folklorique 1755, année du Grand Dérangement. Des chansons classer au rang des classiques du patrimoine acadien.« Musicalement, j'ai toujours baigné dans la culture américaine... et acadienne. »

C'est dans une grande maison en pleine campagne que la petite St-Pier grandit, façon Laura Ingalls mais sans couettes ni robe à fleurs ! « Derrière chez moi, il y a un bois avec des ruisseaux dans lesquels on pêchait avec mon petit frère. Je traînais beaucoup avec les garçons, on s'amusait à poser des pièges à lapins, on construisait des cabanes. A la fin de la journée, j'avais les cheveux collés par la sève des sapins, je détestais qu'on me les démêle. De 3 à 8 ans, je n'étais d'ailleurs jamais coiffée. Mais contrairement à l'héroïne de "La petite maison dans la prairie", impossible pour moi de jouer avec une robe. Ma mère me l'aurait interdit. On aurait vu mes fesses ou j'aurais filé mes collants... », s'amuse Natasha.

C'est donc en jean et T-shirt qu'elle découvre les bonheurs de cette région située en bord de mer. Loin des mégapoles et de leurs métros, leurs embouteillages et leur stress. « Petite, les villes que je traversais avaient toutes une rue du 15-Août, fête nationale acadienne », ajoute-t-elle. Si la native de Bathurst baigne volontairement dans cette culture, elle cherche aussi à l'apprivoiser. Pour mieux la cultiver. Et cela passe par la lecture. A l'école, elle fait la connaissance de l'héroïne de tout un peuple: Evangéline Bellefontaine, personnage central d'« Un conte de l'Acadie », de Henry Wadsworth Longfellow. Plus tard, elle tente de lire « Pélagie-la-Charrette », d'Antonine Maillet, « un livre difficile qui demande beaucoup de concentration. Et comme je suis un peu dyslexique, j'ai dû m'y reprendre plusieurs fois pour l'apprécier ».

Natasha découvre alors le Grand Dérangement et cette tragique période qui voit la déportation de plus de 10 000 Acadiens. Son sentiment sur le sujet est mitigé. Elle préfère donc botter en touche. « A un moment donné, il faut choisir dans la vie. Les Acadiens de l'époque n'ont pas su se décider et ont souffert. En même temps, je trouve ça noble d'avoir fait ce choix. Je ne sais pas s'ils étaient courageux ou trouillards. Cette notion de neutralité me dérange. Beaucoup de Québécois au Canada pensent que c'est de leur faute. Que, au fond, cette déportation ils l'ont bien cherchée. Mon père tient un peu les mêmes propos. Ma mère, elle, pense le contraire. Moi, je suis au milieu. » Pour ainsi dire neutre, comme les Acadiens... Si se forger une identité est l'aspiration de chacun, l'Acadien, lui, veut toujours plus. Comme pour rattraper le temps perdu. Ne pas se faire oublier. Surtout quand on vit à quelques kilomètres de la frontière du Québec. Les plus extrémistes parlent même de « ligne de démarcation ».

Cette frontière, Natasha la connaît bien. Elle appartient à cette petite population, les Brayons, «coincés» entre l'Acadie et le Québec. « Acadiens et Québécois font partie des deux cercles de francophones au Canada, mais au lieu de s'unir ils s'affrontent. J'ai toujours connu cette compétition... », regrette la chanteuse. Mais ces rapports ne l'empêchent pas d'« émigrer» à Montréal à; 17 ans. Elle y loue un appartement sur le Plateau-Mont-Royal, le quartier branché, et découvre la vie nocturne montréalaise. Du moins ses bars. Car difficile d'entraîner Natasha dans le restaurant de son choix. «Je suis végétarienne, au grand désespoir de mes parents... Petite, ils se battaient pour me faire manger de la viande avant de comprendre qu'ils n'y pouvaient rien et de me laisser tranquille.» Inutile donc d'essayer d'épater la belle avec du caribou ou du bison. «En revanche, la morue et le homard me rappellent mon enfance. Dès qu'on se retrouvait pour la fête des Mères, on mangeait du homard. C'est une tradition chez nous, puisque la période coïncide avec le début de la saison de la pêche. »

En repensant à ces années en famille autour de la table, elle évoque la madeleine de son enfance: les embruns de son pays. « En France, seul Arcachon, que m'a fait découvrir Pascal Obispo, me rappelle les plages de chez moi. La texture du sable, la couleur de la mer sont les mêmes. Et cette indescriptible odeur de vent salé! » Le coup de la madeleine, il fallait y penser. Décidément, il est fort ce Pascal Obispo.

UN PARCOURS EN OR ET PLATINE

Le jour où Luc Plamondon a chargé Natasha, 18 ans et doublure de Julie Zenatti dans " Notre-Dame de Paris ", d'assurer le rôle de Fleur-de-Lys pour la distribution québécoise, elle n'en revient pas. "On m'a prévenue à midi pour le soir même. J'ai répété jusqu'à la dernière seconde. C'était dur, mais j'y suis arrivée." Evidemment, serait-on tenté de dire au vu de son parcours. Elle n'attend pas ses 9 ans pour monter sur scène et recevoir sa première standing ovation. On raconte qu'en voyant tous ces gens debout elle serait sortie de scène, pensant qu'ils s'en allaient. Sept ans plus tard, elle enregistre son premier album, " Emergence ", qui connaît un succès d'estime. Puis elle se brouille avec ses anciens managers et en profite pour mettre sa carrière entre parenthèses et passer son baccalauréat qu'elle obtient. Entre-temps, Guy Cloutier, producteur, rachète son contrat. On connaît la suite de l'aventure avec " Notre-Dame de Paris "... Garou lui propose de chanter en première partie de ses concerts. Le public français la découvre alors. Il faut attendre 2000 et l'album " A chacun son histoire" pour voir la carrière de la chanteuse exploser. En mai 2001, elle représente la France à l'Eurovision avec sa chanson "Je n'ai que mon âme ". Résultat, une honorable quatrième place et un premier disque d'or en France. Pascal Obispo et Florent Pagny s'intéressent désormais à la chanteuse et participent à son troisième album, "De l'amour le mieux ", sorti en avril 2002 et double disque de platine (850000 exemplaires). Mais 2003 est l'année de la consécration avec une révélation aux Victoires de la musique, un duo au Parc des Princes avec Johnny Hallyday et 750 000 albums vendus (double disque de platine). L’année dernière, elle décroche un nouveau disque d'or, seulement trois mois après la sortie de son album " L’instant d'après ", aujourd'hui toujours dans les bacs et disque de platine. J.N.

Match du Monde, Avril-juin 2003